À l’occasion de la sortie de Pretend It’s A City, documentaire où le cinéaste accompagne l’autrice new-yorkaise renommée Fran Lebowitz pour faire l’état de New York, retour sur un point essentiel mais peu évoqué de la carrière de Martin Scorsese : la comédie.
Martin Scorsese et la comédie, on y pense souvent pour évoquer son auto-dérision. Comme lorsque Larry David met son tournage dans l’embarras à cause d’un poil pubien coincé dans sa gorge dans Curb Your Enthusiasm, ou lorsqu’il double le patron d’un poisson doublé par Will Smith dans une parodie de ses films intitulée Gang de Requins. Mais au-delà de cette facilité pour le réalisateur de rire de lui-même, qu’en est-il du rire au sein de ses films ? Comment ça, on rit chez Scorsese ? Oui, beaucoup même. En revanche, est-ce que sa comédie provoque le même effet que devant une comédie potache ? Pas exactement.
Quand le nom de Martin Scorsese nous traverse l’esprit, il y a une scène culte issue des Affranchis (1990), qui raconte l’histoire vraie du gangster Henry Hill, de son ascension à sa déchéance, à laquelle on pense souvent. Au bout d’une vingtaine de minutes, le personnage de Tommy (incarné par Joe Pesci) accompagne Henry à table avec plusieurs membres de la Mafia. Il met toute la table hilare en racontant sa désinvolture face à la police lors d’un braquage, le tout accompagné d’onomatopées et d’insultes basées sur les mères de famille. D’un seul coup, alors qu’Henry complimente ce conteur comique en le qualifiant de “drôle”, les rires s’estompent. Celui que l’on considérait comme un roi de la comédie une seconde auparavant devient menaçant, teigneux, prétend ne pas supporter que l’on le considère comme un clown. Après tout, c’est un mafieux. La tension de la séquence dure puis, d’un seul coup, les rires apparaissent à nouveau. Henry comprend que c’est du chiqué et Tommy se félicite d’avoir presque eu son ami partenaire. Toutefois, quelque chose a cloché : toute la comédie se joue en décalage face à l’horreur réelle des individus que nous suivons.
La comédie chez Martin Scorsese se met à place par un sentiment perpétuel de décalage. Derrière les rires, il y a toujours une crainte, une tension, que ce soit pour les personnages ou les spectateur-rice-s. On le voyait déjà dans Who’s that knocking at my door ?, son premier long-métrage sorti à la fin des années 1960. On y suit un jeune Harvey Keitel désireux d’intégrer une jeune bande mafieuse, celle-ci insouciante mais dangereuse. Une séquence en slow-motion, rythmée par le mythique El Watusi de Ray Barretto (qu’on entendra aussi dans L’Impasse de Brian De Palma dans une autre séquence évoquant à la fois le rire, la nonchalance et sa dangerosité), présente par des légers mouvements de caméra les beuveries en réunion de ce cercle. Petit à petit, l’ambiance s’enivre et les rires apparaissent et continuent malgré le fait qu’une pauvre victime soit tenue en joue par un révolver.
Le rire marque une vraie distance entre les personnages et leurs actions macabres, en provoquant une similaire pour les spectateur-rice-s : un dégoût face à ce qu’il se passe devant leurs yeux. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ici le rire n’inclut pas. Il exclut et accentue l’horreur des évènements. Une distance se forme aussi entre Scorsese le réalisateur, Thelma Schoonmaker la monteuse et les situations qu’il et elle mettent en scène. Leur mise en image des situations s’échappe peu à peu de l’empathie qu’ils pourraient réserver au sort des personnages. Malgré le fait que nous soyons en lien avec Henry dans Les Affranchis, dû à l’omniprésence de sa voix-off en tant que narrateur, Scorsese et Schoonmaker n’hésitent pas à se montrer narquois face au désarroi de ce dernier. Que ce soit par un détail imagé ou bien une musique placée au bon (ou mauvais) moment. Un exemple parfait est le What is life ? de George Harrison, une chanson romantique utilisée ici pour se moquer ouvertement de l’addiction d’Henry à l’héroïne.
Ce décalage crée quelque chose d’inconfortable, que Scorsese aura déjà propulsé à son apogée des années avant Les Affranchis avec l’un de ses films les plus méconnus : La Valse des Pantins.
Ici, il renverse la situation. Basé sur le milieu de la comédie américaine, il va retourner l’image d’une des figures les plus appréciées des spectateur-rice-s américain-e-s : la vedette comique. Quel choix plus qu’osé à l’époque que de prendre Jerry Lewis, légende de la comédie américaine, pour lui faire jouer un personnage aux antipodes de la figure que les américain-e-s avaient l’habitude de voir. Il est opposé à Rupert Pumpkin (joué par Robert De Niro), personnage loser basculant vers la folie pour tenter sa chance dans le milieu de la comédie. Rupert est un king of comedy (titre original du film) sans le vouloir et nous offre les plus beaux rires jaunes qu’un film de Scorsese n’aura jamais provoqué. Ses illusions, qu’il considère comme acquises, provoquent des véritables moments de gêne. Pour autant, comme lors de scènes précédemment évoquées, le rire donne-t-il une certaine légèreté à certaines séquences ? Chez Scorsese, jamais. Et même si la comédie permet de nous rendre plus agréable la compagnie d’affreux personnages, comme trois heures en compagnie des traders du Loup de Wall Street, le réalisateur va toujours prendre à revers ce sentiment pour interroger notre regard envers ceux et celles que nous observons et suivons dans ce film.
On peut énormément rire devant les films de l’un des plus grands cinéastes américains mais chez lui, le crime ne paie pas et les zygomatiques non plus.