On se souvient du calamiteux Crime de l’Orient-Express, sorti il y a une poignée d’années, qui avait l’absurde projet de passer Agatha Christie à la moulinette d’Hollywood. Le huis clos feutré se déroulant dans un train immobilisé dans la neige s’était transformé en un thriller bleu et jaune au montage tapageur, tourné comme un film d’action, avec un Hercule Poirot qui en faisait des caisses avec sa moustache et son accent. Manifestement satisfait de l’expérience, le réalisateur-acteur principal Kenneth Branagh reconduit ici l’expérience par une nouvelle adaptation de Mort sur le Nil, lourdement annoncée par un coup de téléphone à la fin du précédent long-métrage – on passera sur l’idiotie de la situation, comme si le détective belge pouvait faire quelque chose pour un crime survenu en Égypte en étant bloqué dans une gare d’Europe de l’est. Si dans cette semi-suite Branagh ne court plus sur les toits de wagons, la mise en scène, par son rythme, ses effets dramatiques et son utilisation de la musique, continue de vouloir désespérément faire « actuel » à tout instant.
Le roman d’Agatha Christie est notable pour sa première partie précédant le crime et l’enquête, qui tente de manière un brin laborieuse d’instaurer une ambiance mystérieuse. Kenneth Branagh reste fidèle à l’esprit du texte, sans doute malgré lui, en proposant une introduction assez longue, et surtout hors-sujet. Recréant avec la pesanteur du noir et blanc une scène de tranchées de la Première Guerre Mondiale, le réalisateur tente d’approfondir le personnage de Poirot, de le psychologiser à la façon de n’importe quel blockbuster en le chargeant d’un traumatisme passé. L’enquêteur est ainsi construit comme un personnage mythique (en supposant qu’il ne relevait pas déjà, au moins en partie, du mythe) de manière assez risible, puisqu’on devine sans peine, à la façon dont le réalisateur se met lui-même en scène, qu’il se taille un rôle qu’il estime à sa mesure. La première note est lancée : le reste du film sera dicté par cette logique du tour de force, du clinquant. En témoigne la mauvaise scène de jazz club qui survient juste après, où le réalisateur ne montre aucun intérêt pour la sensualité du couple Emma Mackey/Armie Hammer et se contente d’en rejouer lourdement l’apparence, jusqu’à recourir à un anachronisme ahurissant en faisant danser l’actrice à quatre pattes au milieu d’une piste des années 1930.
Le caractère démonstratif de la mise en scène rejoint le fastueux des décors égyptiens, montrés par un surplus de travellings aériens qui ne fait que mettre en évidence l’océan de numérique convoqué pour les besoins du film. Les abords du Nil sont ainsi des recréations en plastique, baignant dans une lumière jaune trop idéale pour avoir une quelconque chaleur. Néanmoins, quelques éléments surnagent par-ci par-là, au milieu de l’emphase généralisée ; des plans plus composés, plus inspirés, qui font entrer un instant le film dans un kitsch presque conscient, et donc appréciable. L’apparition flamboyante d’Emma Mackey, à contre-jour et en robe rouge, apparaît presque comme un revers du numérique contre lui-même.
La photographie – dans l’ensemble bien plus agréable que les tons bleutés fades du Crime de l’Orient-Express – s’en sort beaucoup mieux lorsqu’elle traite des éléments réels du tournage. Le luxe de la croisière est manifeste, sans non plus déborder de couleurs chatoyantes et de scintillements excessifs. Le bateau, construit spécifiquement pour le long-métrage, a manifestement été une source d’inspiration pour Branagh, puisque ce dernier parvient tout de même à restituer la réalité de son espace par la mise en scène (continuité des déplacements des protagonistes et de la caméra) tout en soulignant son caractère contenu, clos. Mais plus encore, le ferry donne indirectement naissance à la séquence la plus inspirée du film : la série d’entretiens avec chaque suspect, qui prend place dans différentes pièces du navire. La mise en scène, soudainement plus réfléchie, paraît chevillée autant au comportement du personnage interviewé que leur environnement direct. Des vitres carrées se retrouvent à isoler par surcadrage les visages dans l’image, tandis que des éclairages de face font de curieuses évocations du Hollywood classique. Peut-être un peu cantonnée à un exercice, la séquence reste toutefois le seul moment où le réalisateur fait une proposition de mise en scène, et où on le sent investi par autre chose que ses envies blockbusteresques.
La narration, quant à elle, préserve le plaisir du whodunnit, où tout est question d’ordre dans les événements et les interventions de chaque objet et personnage. Construit sur un rythme soutenu sans moments de relâchement et de réflexion, l’adaptation de Branagh privilégie l’enchaînement des découvertes jusqu’à en rapprocher certaines de manière assez facile (notamment le constat simultané de la disparition d’un outil et de son utilisation comme arme). À l’arrivée, certaines conclusions de cette enquête menée sans temps mort semble relever davantage de la divination que de l’esprit de déduction, ce qui effrite quelque peu le pacte cinématographique, en particulier quand le film en question trace à gros traits les délimitations de l’enquête (l’intégralité des domestiques quittant le navire à la nuit tombée, l’indice jeté au fond du Nil retrouvé en cinq minutes…). Malgré tout, le film oriente le spectateur vers son dénouement rien qu’avec le temps d’écran accordé à chaque personnage, ce qui redirige davantage le mystère sur le déroulé du meurtre que l’identité du coupable.
Lorsque le long-métrage, au moment de la conclusion de l’enquête, replonge dans une scène braillarde, avec un Poirot qui tire des coups de feu en l’air et mugit sur les suspects des élucubrations sur la justice, dans la grande tradition théâtreuse des films de Kenneth Branagh, on s’interroge sur le sérieux avec lequel il épouse son sujet. Le potentiel de ridicule, de second degré bien anglais, ressenti tout au long du film, n’ose jamais s’imposer véritablement, même lorsqu’on découvre à la fin que le corps débarqué sur la terre ferme est momifié. Non pas qu’un peu d’humour aurait rendu cette adaptation sensiblement meilleure, mais il l’aurait éclairée d’un peu de vie et elle serait peut-être devenue autre chose qu’un vain tour de force, qui roule des mécaniques, l’esprit éteint. Mais peut-être que le premier problème de Kenneth Branagh réalisateur est qu’il n’a aucun sens de l’auto-dérision.
Mort sur le Nil de et avec Kenneth Branagh ; Gal Gadot, Armie Hammer, Emma Mackey, Annette Benning. Durée : 2h07.